Contes
Conte gris
Je suis le Gris. Je suis gris comme une souris. Je suis gris comme un oiseau, comme de la poussière, comme des cendres. Je suis le Gris. C’est seulement parce que j’existe que les autres couleurs peuvent se distinguer.
– Où suis-je ? Où pouvez-vous m’apercevoir ? Partout. Mais commençons par le printemps. Dans le printemps gris, tout est gris, la neige est fondue, la terre est grise et les bourgeons sont gris. Mais le bourgeon gris éclate (c’est mon bourgeon gris), et fleurit – chaton de saule ! Est-ce que le chaton de saule pourrait être aussi beau et aussi blanc si moi, le Gris, je n’étais pas aussi gris au printemps ?
Au printemps gris dans la terre grise pointe une tulipe verte, pointe de la rhubarbe rouge comme les cornes du diable.
Commençons par le matin. Dans l’aube grise du matin les draps blancs du brouillard nagent dans la prairie. Est-ce que le brouillard semblerait aussi blanc si le matin je n’étais pas aussi gris ? Dans le ciel gris se lève le soleil rouge du matin et tout le monde voit comme il est beau. Dans le ciel gris nage la lune d’or et tout le monde voit maintenant – oh ! comme elle est belle ! Mais c’est beau seulement parce que le ciel était gris. Je suis avant toutes les couleurs. Je suis avant toutes les couleurs que les hommes attendent. Dans le matin gris ils attendent le soleil, dans la nuit grise la lune. Dans le printemps gris ils attendent les fleurs, dans l’automne gris, la neige blanche. Je suis le Gris et à cause de moi les hommes cherchent les autres couleurs.
Je suis presque la couleur la plus importante. Tout semble beau si cela est à mes côtés. Le chat blanc angora est beau parce qu’à côté je suis gris. S’il n’y avait pas de moineaux gris, on n’aurait rien à quoi comparer les canaris. Les oiseaux de couleur sont beaux parce qu’il y a des oiseaux gris. Les petites souris blanches sont belles parce qu’il y a des souris grises, le sable blanc est beau parce qu’il y en a du gris.
Je suis le Gris. J’aide toutes les couleurs. Si elles ne le savent pas elles-mêmes, je les fais resurgir pour que tous les regardent. Du nuage de pluie gris je fais resurgir un arc-en-ciel coloré. Je ne suis pas envieux, je ne regrette pas de rester en retrait. Je fais de moi des couleurs, comme l’eau de savon grise fait des bulles colorées au bout d’un brin de paille quand on souffle dedans. Est-ce que vous avez déjà soufflé ? Alors vous savez bien que je suis celui qui vous aide, moi le Gris.
De quoi ai-je l’air ? Je l’ai déjà dit : regardez la poussière, les souris, les cendres. Et puis, jetez un bouton dans la cendre. Vous voyez maintenant ? C’est un joli bouton coloré, non ? Et derrière ça ? Qui est derrière ça ? C’est moi : le Gris.
Le conte noir
Ceci est un conte noir. C’est un conte si noir qu’on n’y voit rien. Il y a bien quelque chose là-dedans mais on ne peut pas le voir. Fermez les yeux, bandez-les avec un foulard noir et maintenant vous comprenez ce que c’est. On ne voit rien. On peut seulement avancer en tâtonnant. Noir comme l’enfer, n’est-ce pas ? Mais c’est bien en enfer que se passe ce conte. Vous l’avez sentie, cette chose velue? Est-ce Jancis ? Non, c’est le diable en personne. Il est aussi noir qu’une brosse à chaussures. Avec lui on peut cirer les bottes. Son nez est plein de cendres. Mettez votre doigt dans sa bouche ! Vous sentez ? Une bouche pleine de cendres. Ne le chatouillez pas sinon il se mettra à éternuer et tout le conte partira en cendres.
Tâtonnons plus loin dans l’obscurité. Voilà une sorte de caisse. C’est un téléviseur. Le diable regarde le téléviseur. Un téléviseur noir mais on ne voit rien ; peut-être qu’il voit bien quelque chose, peut-être pas, mais il regarde. Les enfants du diable lisent des livres noirs avec des lettres noires – des livres complètement noirs. Et les enfants du diable sont envieux ! Ils ont un cœur noir et dans le cœur l’envie noire. Si l’un d’eux, par exemple, lit un mauvais livre (les mauvais livres sont pour eux les meilleurs) alors un autre vole toutes les lettres du livre et les mange pour que les autres ne puissent pas le lire. Si un enfant du diable a dans son cahier d’exercice un 2 ou un 1 (ce sont pour eux les meilleurs notes, le vingt la plus mauvaise), alors les autres mangent tout simplement ces 1 et ces 2 du cahier, les grignotent, les rongent. De terribles ogres ! Pendant que l’un fait ses devoirs, l’autre lui cloue la queue au plancher.
Chez les diables tout se passe à l’envers. Ils boivent du lait noir et croquent du sucre noir. L’eau chez eux est noire. Ils doivent se laver leur bouche noire avec de l’eau noire. Pour qu’il n’y ait pas la moindre tache blanche. Une fois, un enfant diable ne s’était pas lavé les oreilles. Il était allé dans le monde et s’était sali de blanc. En revenant en enfer il se nettoya mais oublia de se laver les oreilles. Lorsque il arrive à l’école le maître du diable bondit : Ah, celui-là ! Des oreilles sales blanches ? Tout de suite il prend de l’encre de Chine et lui verse dans l’oreille.
Mais tâtonnons plus loin. Qui est accroupi là-bas ? C’est le petit diable, il est assis sur un pot de chambre noir, faites attention à ne pas le pousser, sinon il se mettra à crier de sa voix noire.
Il ne faut jamais qu’il y ait de lumière en enfer. L’enfer a sept portes, entre chaque porte des chambrettes, donc six chambres en tout. Il ne faut jamais ouvrir la première et la deuxième ou d’autres portes en même temps pour que la lumière ne pénètre pas tout d’un coup par deux portes à la fois. Quand on entre dans la première chambre, il faut fermer la porte et commencer à chasser la lumière. On attrape la lumière rayon par rayon, on lie ces rayons dans des gerbes et on les enveloppe dans des journaux noirs. Et seulement lorsque tous les rayons sont attrapés, et qu’il fait tout à fait noir, on peut passer dans la chambre suivante. Le soleil, vous le savez bien, est très puissant ; il y a vraiment beaucoup de lumière et parfois elle pénètre dans les chambres plus lointaines mais tous les diables disent qu’au-delà de la cinquième chambre aucun rayon de soleil n’est jamais parvenu.
Lorsque les diables sortent dans le monde, il faut qu’ils prennent la lumière emballée dans des journaux noirs avec eux et la jette, peu importe où mais bien loin.
On ouvre brusquement la porte et hop – dehors ! Mais le temps que la porte reste ouverte, la lumière se glisse à nouveau dans l’enfer. Toute une équipe de diables travaille dans chaque chambre pour attraper la lumière, l’emballer et la donner à ceux qui vont la sortir dehors. Voilà comment les diables luttent contre la lumière.
Une fois, un petit diable a vu un soir une lampe de poche et elle lui a plut, il l’a volée à un garçon sur un chemin et l’a emmenée en enfer. Il était déjà parvenu jusqu’à la cinquième chambre lorsque le garde de l’enfer le fouilla et la lui confisqua. Il fallait voir la pagaille que c’était. On convoqua le tribunal des diables, on jeta le petit diable hors de l’enfer et encore aujourd’hui, il n’est pas autorisé à y revenir. Il erre le soir aux alentours raconte-t-on, et prend les lampes de poche aux garçons, surtout à ceux qui éblouissent les autres avec. Il dit : « Dis donc, toi! Tu es aussi mauvais qu’un diable. Tu me plais ! » Et il lui prend la lampe de poche.
Mais combien de temps vivra-t-il dans la lumière ? Il est bien difficile pour les diables d’y vivre longtemps. De même qu’il est difficile pour nous de vivre dans l’obscurité. C’est pourquoi – ouvrez les yeux !
Mais ceux qui n’avaient pas obéi et qui ont gardé les yeux ouverts tout le temps, ceux-là n’ont pas pu voir le véritable conte. Il fallait garder les yeux fermés, alors vous l’auriez vu.
Le conte jaune
Le soleil luisait à travers le monde tel un jaune d’œuf. Plein de vie. A travers ses rayons, on pouvait voir de petits poussins jaune clair s’approcher de la terre. Plus tard, ils auront d’autres couleurs mais au début ils étaient encore tous jaunes. L’abeille aussi était jaune, sa ruche était jaune. Elle a invité le poussin dans sa ruche mais il n’a pas pu y rentrer. « Ce n’est pas grave» pensait-il. Autour de lui des papillons jaunes voletaient. « Eux, ils sont comme moi. Je vais voler avec. » Le poussin se dressa mais il avait oublié qu’il n’avait pas encore d’ailes – que de petits coudes jaunes de chaque côté. « Ca non plus, ce n’est pas grave » pensa le poussin. « Quand je serai une poule alors je volerai haut, très haut. » Il se blottit sous les plumes de sa mère, contre son ventre jaune, et s’endormit.
Et le soleil luisait dans le ciel comme une crêpe jaune aux bords savoureux et croustillants.
Les abeilles allaient telles de petites boules de cire jaune d’un pissenlit jaune à un autre puis en volant retournaient à la ruche jaune. La ruche ressemblait à une immense bibliothèque jaune. Les cadres tels de grandes étagères allaient jusqu’au plafond et toutes les alvéoles étaient pleines. Ces alvéoles ressemblaient à de petits téléviseurs hexagonaux jaunes. Seulement, à la place de l’écran brillait du miel jaune.
Au loin, les champs et les prairies jaunes fleurissaient – anémones jaunes, primevères et surtout pissenlits, toutes les collines brillaient de jaune. Et maintenant, si on regarde le soleil, alors on dirait qu’il vient de se réveiller au sommet de la colline, tout jaune et couvert de pissenlits. La prairie luit de sorte que je ne peux me retenir et je me jette alors dans le jaune des fleurs en roulant au pied de la colline. Je me roule dedans, je me couvre avec, je me recouvre du jaune du pollen.
Une vache jaune est arrivée. Elle pensait que j’étais un pissenlit jaune alors elle m’a mangé. C’est pourquoi je ne peux plus écrire.
Traduction: Hélène Challulau, Gita Grinberga